Cronaca, Livres
Pour commencer notre série de décembre sur l’abondante actualité autour de Dante, l’annonce par Davide La Rosa de “Purgatorio”, le deuxième tome de sa Divina Commedia “illustrata male”.
Il y a une forme d’urgence à évoquer cet ouvrage à venir car un crowdfunding sur la plateforme Indiegogo est lancé et la fin en est prévue au mois de janvier 2021. On pourrait relativiser cette urgence sous le prétexte que le plafond du financement initialement demandé est déjà atteint.
Pourtant, il me semble important de continuer à soutenir le projet. C’est un moyen de manifester son soutien à son auteur et de lui manifester l’importance qu’à son travail à nos yeux de lecteurs. De manière plus pragmatique ce peut être aussi pour les collectionneurs l’occasion d’acquérir une édition rare de La Divine Comédie et enfin pour ceux qui auraient « raté” le tome 1, Inferno, de se procurer le volume manquant.
Davide La Rosa, né en 1980, était à ses débuts un scénariste de B.D. Au fil du temps, il fut amené à réaliser les dessins de ses histoires, et aujourd’hui il est devenu un auteur complet.
Modeste, il s’entête à considérer ses dessins comme « un désastre”. Il ne saurait pas, dit-il, «dessiner» même s’il nuance: «il semble que ces dessins fonctionnent avec les choses que je raconte. Il paraît, je ne sais pas si c’est vrai…» (Lire article précédent: La Divina Commedia illustrata male)
Sans attendre, le jugement de la postérité, on peut dire que le tome 1 ce cette aventure, l’Enfer, est une réussite. Le trait faussement naïf et très contemporain de Davide La Rosa tombe toujours juste, et la mise en page qui joue sur différents formats met en valeur les dessins. Le « pas de côté” qu’offre chacune de ses illustrations loin de paraphraser le texte apporte une fraîcheur bienvenue sur un poème dont on oublierait parfois, à force de commentaires et d’analyses savantes, qu’il est aussi (et peut être d’abord) un récit et une… Comédie.
Comme Dante et Virgile, nous sommes à la porte de ce Purgatoire. Hâte d’être en mars 2021, pour tenir entre ses mains ce Purgatorio, illustrata male.
La chute attendue de Boniface VIII au Chant XIX de l’Enfer (dessin de Davide La Rosa)
Cronaca, Livres
À l’occasion du 700e Anniversaire de la mort de Dante Alighieri, jamais les livres, les projets musicaux ou multimédias, les expositions et les initiatives de toutes sortes consacrés au Sommo poeta et à son œuvre n’ont été aussi nombreux. Il est difficile d’en faire un recensement exhaustif, mais en revanche il est possible de s’attacher à quelques projets et parutions particulièrement intéressants.
Je me propose donc de regarder en détails —avant le Nouvel An d’ici à la fin de janvier 2021— une courte sélection d’ouvrages, de CD et de projets multimédias qui ont retenu mon attention, et cela en m’affranchissant des barrières linguistiques. Dans cette série d’articles, j’évoquerai donc:
- La Divina Commedia, illustrata male de Davide La Rosa, dont le crowdfunding du deuxième tome Purgatorio est déjà bien engagé. Le premier volume l’Inferno m’avait particulièrement séduit par sa fraîcheur et la qualité des dessins.(Italien)
- Le magnifique site multimédia et interactif Inferno, auquel ont collaboré quelques 80 compositeurs contemporains et qui ambitionne de (re)créer l’univers sonore de l’Enfer. (Anglais)
- La très belle création musicale et poétique de La Camera delle Lacrime consacrée à La Divine Comédie. Le troisième opus, Paradiso, vient de paraître. Pour l’instant, cette compagnie est privée de scène (les spectacles devraient reprendre en mars 2021) mais heureusement il nous reste la musique.
- Dante’s Bones, How a poet invented Italy, de Guy Raffa, Ce livre retrace comment un poète, certes célèbre au jour de sa mort mais qui faillit sombrer dans l’oubli, est devenu aujourd’hui « celui qui a inventé l’Italie ». Un ouvrage passionnant, nourrit d’illustrations étonnantes (Anglais);
- A Riveder le Stelle, d’Aldo Cazullo. Un livre dont la première phrase donne le ton: «Dante ama una donna che non c’é più e una patria che non c’è ancora.» (« Dante aima une femme qui n’était plus et un pays qui n’était pas encore”). (Italien)
L’introduction à une nouvelle édition de La Divine Comédie
- DANTE, d’Alessandro Barbero. Un livre étonnant, où l’auteur a concentré son récit non sur le poète mais sur le parcours de cet homme du Moyen Âge, dont la vie pourrait schématiquement être coupée en deux: tout d’abord l’ascension sociale dans une Florence qui était alors une des capitales du monde chrétien, puis à partir de 1301 le bannissement et l’exil. (Italien)
- Dante a piedi et volando, de Marco Bonatti. Celui-ci a pris au pied de la lettre l’idée que La Divine Comédie est un « voyage dans l’au-delà” et il nous le raconte comme le ferait l’auteur d’un livre de voyage. Un parti-pris séduisant. (Italien)
- Introduzione a La Divina Commedia, d’Enrico Malato, car il s’agit du coup d’envoi de la nouvelle —et très attendue— édition du texte de La Divine Comédie. Sous la gouverne du Centre Pio Rajna, elle paraîtra chez Salerno Editrice. (italien)
- La Divina Commedia riveduta e scorretta, de Francesco Dominelli et Alessandro Locatelli, qui ambitionnent de dépoussiérer l’œuvre majeure de Dante, en adoptant le «style parodique qui est devenu la marque de fabrique de leur page Facebook Se i social network fossero sempre esistiti?». Cela se lit avec plaisir. (Italien)
- Beyond The Inferno, d’Alex L. Moretti, qui est une réécriture complète de La Divine Comédie dans une version romancée. (Anglais)
J’aurai garde d’oublier dans cette liste l’indispensable —et formidable— Italia di Dante de Giulio Ferroni. Il a déjà été chroniqué ici, mais mérite de faire partie de cette liste. Tout amoureux de Dante se doit de le placer dans ses bagages à l’occasion d’un futur voyage en Italie. (Italien)
Cronaca, Livres, Nécrologie
Marco Santagata nous a quitté à 73 ans, le 9 novembre 2020, à Pise. Cet universitaire, spécialiste de Dante, professeur de littérature médiévale, laisse une œuvre immense où se côtoient des romans, de très nombreux essais sur la littérature italienne. Il a travaillé également sur Pétrarque, Boccace et sur des poètes plus contemporains comme Leopardi ou Gabriele D’Annunzio.
Marco Santagata est malheureusement peu connu en France, aucun de ses écrits n’ayant —à ma connaissance— été traduit. Pourtant, pour qui veut pénétrer l’univers dantesque la lecture de ses ouvrages est d’autant plus conseillée, que son approche est tout sauf rébarbative. Elle est ludique et didactique.
Celui qui voulait faire «descendre Dante de son piédestal» est allé jusqu’à entrer dans « la tête de Dante” dans Come Dona Innamorata. Avec ce roman, il sera finaliste du prestigieux prix Strega, qui est un peu l’équivalent italien de notre Goncourt. Il y brosse le portrait d’un Dante partagé entre deux figures qui rythment sa vie, Guido Cavalcanti, son « premier ami », et Beatrice Portinari —Bice—, l’amour incarné.
«Tu n’as pas vu ses yeux de fou?»
Sans dévoiler l’ensemble d’un texte qui se lit avec grand plaisir voici comment Dante apparaît dans les premières pages de ce roman: un homme fier, mais de relativement basse extraction, qui se refuse aux concessions. Dans la scène d’ouverture, son ami Guido Cavalcanti, personnage clé de la haute société florentine, vient de se moquer de lui, à propos d’un projet de livre. Dante s’inquiète des conséquences de ces sarcasmes. Mais il est têtu, voire entêté, il ne veut pas renoncer à son projet:
Les taquineries que son ami ne lui avaient pas épargnées même en public n’étaient-elles pas la preuve que lui, Dante, était Dante et que personne, même Guido Cavalcanti, ne pouvait le faire changer d’avis? (…) Et pourtant, cette renommée se transforme vite en opprobre. L’opinion que les banquiers, chevaliers et propriétaires terriens de Florence avaient de lui le fit réfléchir. Certains commentaires étaient parvenus à ses oreilles. Superbe, arrogant. Dans leur monde, il était un intrus. (…) Il ne fallait pas beaucoup d’imagination pour se représenter ce qu’ils disaient dès qu’il avait pris congé: «Intelligent, cet Alighieri». «Extravagant». «Extravagant? Tu n’as pas vu ses yeux de fou? » «C’est vrai, le sang ne ment pas. Le sien, pauvre garçon, est ce qu’il est.»
Et à présent, le fils de l’usurier aurait dû mettre noir sur blanc que oui, il était fou? Confirmer à tout Florence que le sang pourri exhale des vapeurs qui saoulent? Les portes qui s’étaient ouvertes après tant d’efforts se seraient refermées. Ou pire encore, elles seraient ouvertes pour laisser entrer le bouffon, le fou de Saint-Martin, le poète aux visions… Il hésita. Mais il devait le dire, et donc il réfléchissait à comment depuis des jours.
Avec ce roman historique, Marco Santagata ne s’éloigne guère de la réalité historique. La société florentine de l’époque était composée de strates superposées entre lesquelles il était difficile de se glisser pour un jeune homme de petite noblesse, pétri d’ambitions, et peut-être pouvait-il paraître aux yeux de certains comme «fou».
Une connaissance intime de l’œuvre du poète
C’est donc ce personnage profondément humain, à l’itinéraire personnel chahuté que va raconter Marco Santagata, grâce à une profonde et intime connaissance de l’œuvre du poète. Cela lui permettait, par exemple, de décrire le « conservatisme social » du poète:
Dante considérait le dynamisme social comme une dégénération des coutumes et une perversion des valeurs. (…) Il voulait retourner en arrière et bloquer le temps. Reconstituer un monde immobile, garantie d’institutions immuables, semblable en cela à la cour céleste du Paradis.
Il voyait en lui un «intellectuel», au sens moderne du terme, menant une réflexion permanente sur ses écrits mais aussi sur ses actions. «Il trouve, dit-il, les principales raisons de son écriture dans ce qu’il a lui-même vu, vécu, et cela dit à la première personne». Mais, ajoute-t’il, Dante a su dépasser ce qui n’aurait été dans ce cas qu’un simple témoignage:
Il place les données d’expérience dans un cadre théorique ou conceptuel qui les explique, et donc (lui permet) de s’élever à des niveaux plus élevés de généralisation.»
Un vulgarisateur de talent
Toutefois, il ne faudrait pas en déduire que l’approche didactique adoptée par Marco Santagata l’aurait conduit à quelques facilités intellectuelles. Au contraire, ses recherches, ses articles et ses ouvrages sont marqués par une grande rigueur et constituent une référence notamment pour ce qui est des études dantesques.
Mais ce vulgarisateur hors pair n’entendait pas s’enfermer dans le cercle étroit et parfois trop aride et austère des études universitaires. Pour dialoguer avec ses lecteurs, et aussi avec tous ceux qui étaient intéressés par le Sommo poeta, il avait lancé un blog puis une page fan sur Facebook, s’ouvrant ainsi au grand public.
Il faut dire que Marco Santagata cachait sous une apparence sévère un caractère autrement plus enjoué. Il était né en 1947 à Zocca, dans la province de Modena, comme le chanteur de rock italien Vasco Rossi. Seuls cinq années séparaient les deux hommes qui se connaissaient et s’appréciaient.
Raffaella De Santis raconte à ce propos dans le quotidien La Repubblica, que Marco Santagata
n’aimait pas seulement la poésie classique mais aussi la chansonnette. Ainsi il pouvait arriver que Vasco vienne à certaines de ces conférences. Cela est arrivé à l’université de Bologne, à l’occasion de la sortie de L’amore in sé. (…) Ce jour-là, Vasco remarqua que Santagata a le privilège de «vivre la poésie», «cette poésie qu’à mon époque, à l’école, on nous faisait apprendre par cœur en la réduisant à un espèce de charabia sans sens.
La mort de Marco Santagata est donc une perte immense. Faible consolation, il va continuer à vivre à travers un nouvel essai qu’il venait de finir. Le donne di Dante, c’est son titre, devrait paraître au début de l’année 2021, chez Il Mulino. Ce livre est consacré aux figures féminines qui entourèrent le poète: son épouse Gemma, Béatrice mais aussi celles qui furent les protagonistes de La Divine Comédie, à savoir Francesca da Rimini, Pia Tolomei et tant d’autres.
Cette bibliographie est restreinte aux seuls travaux, essais et romans portants sur Dante. Il faudrait ajouter les très nombreux ouvrages sur Pétrarque, Boccace, la littérature et la poésie médiévale, ceux sur Leopardi et la poésie et la littérature contemporaine.
- Amate e amanti. Figure della lirica amorosa fra Dante e Petrarca, Il Mulino, Bologne, 1999;
- L’io e il mondo. Un’interpretazione di Dante, Il Mulino, Bologne, 2011;
- Dante. Il romanzo della sua vita, Coll. Le Scie, Mondadori, Milan, 2012;
- 20 finestre sulla vita di Dante, Mondadori, Milan, 2012;
- Guida all’Inferno, Coll. Saggi, Mondadori, Milan, 2013, complété en 2017 avec le Purgatorio et le Paradiso sous le titre Il racconto della Commedia, Guida al poema di Dante;
- Introduzione a Dante Alighieri, Opere, 2 volumes., Coll. I Meridiani, Mondadori, Milan, 2014 (l’édition des œuvres était sous sa direction);
- Come donna innamorata, Coll. Narratori della Fenice, Guanda, Milan, 2015 (Roman):
- Il poeta innamorato. Su Dante, Petrarca e la poesia amorosa medievale, Coll. Narratori della Fenice, Guanda, Parme, 2017;
- Il racconto della Commedia. Guida al poema di Dante, Coll. Oscar Saggi n° 45, Mondadori, Milan, 2017;
Illustration: Marco Santagala lors d’un colloque en 2010
Cronaca, Livres
Est-il possible après sept cent ans de recherches et d’études qu’un pan ignoré de La Divine Comédie soit subitement révélé et mis en lumière? David Pierson en publiant “Béatrice de Dante à Orval” en est convaincu. Mais une conviction fait-elle vérité?
«La veuve Mathilde, ayant par mégarde laissé tomber son anneau nuptial dans la fontaine de cette vallée, se mit à supplier Dieu, et aussitôt une truite apparut à la surface de l’eau, portant en sa gueule le précieux anneau. Mathilde s’écria alors: “Vraiment, c’est ici un Val d’or!”, et elle décida par reconnaissance de fonder un monastère en ce lieu béni.» Telle est la légende de la fondation de l’abbaye d’Orval de ce monastère cistercien, installé depuis 950 ans dans les Ardennes belges.
C’est à cette légende que s’est intéressé le journaliste David Pierson, plongeant dans l’histoire complexe de l’abbaye et de la période de sa fondation: le XIe siècle. De cette enquête, il a tiré un livre, Béatrice de Dante à Orval, dans lequel il établit un lien entre le Sommo poeta et la fondation du monastère, ce lien n’étant rien moins que… Béatrice.
Mathilde de Toscane serait la Matelda du Paradis terrestre
Mais d’abord qui est cette « Mathilde” de la légende d’Orval ? Il s’agit sans aucun doute de Mathilde de Toscane. Cette descendante de la grande féodalité italienne et germanique se trouvait alors en Lorraine (Lotharingie à l’époque). Elle devait épouser vers 1069-1070 Godefroy III le Bossu, duc de Basse Lorraine, à Verdun qui se trouve à quelques dizaines de kilomètres d’Orval. De cette union naîtra une petite fille, Béatrice, qui mourut en janvier 1071.
La légende de la fondation de l’abbaye d’Orval se serait construite autour de ce drame. Mais David Pierson va plus loin: «On doit accepter qu’Orval fut fondée par Mathilde de Toscane, non pour retrouver son anneau, mais en mémoire de sa fille Béatrice!» (p.238)
Faut-il pour autant estimer que la bella donna du Chant XXVIII du Purgatoire est Mathilde de Toscane, comme l’affirme David Pierson?
Cela mérite un peu de prudence. Certes, les premiers commentateurs, comme par exemple Pietro le fils de Dante et Benvenuto da Imola, identifiaient Matelda à Mathilde de Toscane, mais depuis le doute s’est instillé. D’autres personnages sont évoqués comme «la mystique allemande Mechtilde de Hackenborn ou Mathilde de Magdebourg, etc. ou encore (…) des figures allégoriques comme la Philosophie, la Grâce, la dame Primavera de la Vita Nuova (XXIV, 3).
Grégoire VII, l’amant de Mathilde ?
Mais admettons. Là où il devient difficile de suivre David Pierson, c’est lorsqu’il affirme que le pape Grégoire VII, lorsqu’il n’était encore que le moine Hildebrand, était l’amant de Mathilde de Toscane, et qu’il serait le père de la petite Béatrice morte en Lotharingie.
Il est vrai qu’historiquement Mathilde fut un soutien constant et fidèle de ce qu’on l’a appelé la réforme grégorienne et elle s’est rangée aux côtés de la papauté dans la « querelle des investitures » qui opposa celle-ci à l’empereur germanique Henri IV. Mais de là à reprendre les pires rumeurs de l’époque et surtout l’accusation des opposants (c’est-à-dire les évêques allemands, partisans d’Henri IV) à Grégoire VII lors du Synode de Worms de 1076, il y a un pas.
Pourtant, cette liaison est au cœur de la démonstration de David Pierson. Il multiplie les sources historiques pour assurer sa thèse et cherche dans La Divine Comédie et les autres ouvrages de Dante, des indices susceptibles de la conforter. En voici deux exemples:
- le mot valore (ou valor, avvalore). Il est présent «trois fois dans l’Enfer, neuf fois dans le Purgatoire, et dix-huit fois dans le Paradis.» (p. 68) Ce n’est pas un hasard, écrit David Pierson: «Dante a très bien pu jouer sur le mot valore pour en faire oreval».
- dans le Paradis (Chant XXXI v. 66-69 et Chant XXXII, v. 4-17), D. Pierson établit un lien hardi entre saint Bernard, et la place à laquelle se trouve Béatrice dans la rose céleste de l’Empyrée.
Saint Bernard est le fondateur de l’abbaye de Clairvaux, qui est au «troisième rang cistércien», et Orval se trouve être la troisième «fille» de Clairvaux. Béatrice, de son côté se trouve, nous dit Dante dans le Paradis «dans le rang que forment les troisièmes sièges / se tient Rachel au dessous d’elle, / avec Béatrice comme tu vois» (Ne l’ordine che fanno i terzi sedi, / siede Rachel di sotto da costei / con Bëatrice, sì come tu vedi.— Chant XXXII, v. 7-9). Il suffit donc de superposer les deux hiérarchies et «Béatrice devient Orval» (p.55).
Coder les informations sensibles
Donc, pour résumer, Orval (l’abbaye) est Béatrice, cette dernière étant la fille de Mathilde de Toscane et d’Hildebrand, futur Grégoire VII. Et écrit David Pierson:
C’est bien pour stigmatiser l’union honteuse de Mathilde et Hildebrand que Dante baptise “Béatrice” “la glorieuse dame de sa pensée”. (…) Cet énorme scandale, Dante le connaît avant d’écrire La Divine Comédie. (…) il attend d’écrire un texte magnifique (pour en assurer la pérennité) tout en codant les informations sensibles pour se mettre, lui et son texte, à l’abri de l’Inquisition et de l’Église. (pp. 236-237)
Béatrice de Dante à Orval, David Pierson, Weyrich,Neufchâteau, 2020.
Nous laisserons cette conclusion à l’auteur, car il est très difficile de la partager. La Divine Comédie est un texte vieux de sept siècles. Son auteur, Dante Alighieri, a peut-être semé des indices —plus ou moins— ésotériques dans son texte. Lui-même dans son épître XIII, où il dédicace le Paradis à CanGrande della Scala, explique que sa poésie a plusieurs niveaux de lecture. Mais il ne parle pas de « sens caché ». Dante n’avance pas masqué. C’est un homme qui a fait la guerre, qui a eu d’importantes responsabilités politiques, pourquoi se serait-il abrité derrière on ne sait quel masque pour une affaire vieille de deux siècles (à son époque).
Quant à régler ses comptes avec les papes, il n’a pas cherché à se mettre à l’abri de l’Inquisition et de l’Église. C’est lui qui envoie des papes en Enfer pour simonie, et non des moindres: Nicolas III et le très contemporain Boniface VIII. Sa Monarchie n’est pas un texte favorable à la papauté, où en tout cas à la vision théocratique des papes de son siècle. D’ailleurs, cet ouvrage fut mis à l’index pendant quelques siècles.
S’il avait voulu dénoncer la liaison (supposée) entre Mathilde de Toscane et Grégoire VII, il l’aurait fait sans aucun doute et soit directement, soit en utilisant les périphrases dont il est coutumier mais qui permettent d’identifier facilement les personnages qu’il évoque.
Illustration : Mathilde de Toscane avec Hugues de Cluny et l’Empereur Henri IV (Extrait Vat.lat.4922 — 1115)
L’auteur de l’ouvrage, David Pierson, a apporté le commentaire suivant à ma chronique de son livre:
(Je le publie ici bien.volontiers pour qu’il soit visible de manière permanente, un problème technique faisant que les commentaires sont « dépubliés » après 15 jours)
« Merci pour votre critique de mon livre.
J’aurais aimé pouvoir converser avec vous de vive voix, argumenter dans un confortable fauteuil avec, pourquoi pas, une bière d’Orval à portée de main. Malheureusement, la situation sanitaire nous prive de tous les aspects non verbaux de notre communication et la résume à une conversation épistolaire. Soit.
Tout en requérant la prudence, et en rappelant que d’autres noms ont été proposés, vous admettez l’identification de la “Matelda” de Dante à la comtesse Mathilde de Toscane. (Votre titre : Grégoire VII, l’amant de Mathilde ?)
Mais « il devient difficile de le suivre », écrivez-vous, lorsque j’affirme que Grégoire VII fut l’amant de Mathilde alors qu’il n’était encore que le cardinal-diacre Hildebrand. Cependant, vous ne parlez pas d’un indice capital qui m’amène à cette assertion : la comparaison que fait Dante entre Matelda et Proserpine (Purg. XXVIII). Dans la Mythologie, cette dernière est fille de Cérès et fut enlevée aux Enfers par Pluton. Pourquoi Dante saluerait-il la première personne qu’il rencontre au Paradis terrestre en lui disant : tu me fais souvenir de Proserpine ce qui revient à dire : tu me rappelles la reine des Enfers ?
Bien évidemment pour nous rappeler cet épisode de l’enlèvement de Proserpine. Ce qui m’amène, certes en accord avec les pires rumeurs de l’époque (mais au moins existent-elles !), à supposer une relation charnelle entre Mathilde de Toscane et son directeur de conscience. Ce dernier étant aussi celui qui réussit à imposer l’une des plus importantes réformes de l’Église et la plus importante du Moyen Âge ! Une relation qui aurait eu pour fruit une petite Béatrice…
Hildebrand / Grégoire VII, l’oublié de Dante ?
Faut-il croire, comme Henri Hauvette en 1911* , que ne sachant où placer Grégoire VII dans son œuvre, Dante a choisi de l’oublier ? Alors que ce pape est celui qui met en pratique la théocratie papale. Un système politique que combat Dante, tant dans le Monarchie, comme vous le rappelez, mais aussi dans la Divine Comédie (Purg. XVI, 127-129). Non ! Grégoire VII est bien présent, victime de la condamnation de Dante à porter les masques de Pluton et Lucifer ! Oui, Lucifer, qui par ses trois bouches avale un traitre au Christ et deux traitres à l’Empire, figure bien Hildebrand. Une affirmation qui me permet au passage d’éclairer le sens du très énigmatique vers « Pape Satan, Pape Satan aleppe » qui ouvre le chant VII de l’Enfer.
Dante lui-même dit qu’il n’a pas choisi le prénom Béatrice (qui signifie celle qui donne béatitude) mais qu’il fut choisi par bien des gens qui ne savent pas ce que c’est que donner un nom ! (Vita Nuova II et mon livre, pp. 236-237). Pourquoi si ce n’est pour fustiger ce scandale ?
Pourquoi Dante se cache ? Car cette fois, contrairement aux autres accusations qu’il porte contre des papes, il ne dispose d’aucune preuve !
La thèse, nouvelle, que je propose permet une lecture transversale de l’œuvre du plus profond de l’Enfer (où est prisonnier Lucifer) jusqu’au sommet du Paradis, dans l’Empyrée où rayonne Béatrice. Là où Dante offre la révélation par la voix de Saint Bernard à qui il fait présenter une hiérarchie « du troisième rang depuis le plus haut gradin ». Or cette description est d’une symétrie parfaite avec la filiation de Clairvaux, abbaye fondée par le saint lui-même et où la place de Béatrice correspond à celle de l’abbaye d’Orval ! Selon cette lecture de Dante, Orval et Béatrice sont donc… équivalentes !
D’où je suppose qu’Orval, en ses débuts et avant de devenir une abbaye, aurait accueilli une chapelle dédiée à la mémoire de la petite Béatrice, fruit d’un amour défendu. Ce qui peut correspondre à la réalité archéologique.
Tout comme lors du sixième centenaire de la disparition du poète, où Miguel Asin Palacios révélait les emprunts de Dante à des légendes arabes, oui, je pense qu’on peut encore découvrir des pans ignorés de la Divine Comédie. Il a fallu cinquante années pour que l’on admette et reconnaisse le bien-fondé des découvertes d’Asin Palacios, je n’espère pas faire mieux.»
* Hauvette Henri, Dante, Introduction à la lecture de la Divine Comédie, Paris, Hachette, 1911, p. 14.
Cronaca
«Dans l’enfer, les places les plus brûlantes sont réservées à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité». Cette citation se retrouve partout sur le web, se multiplie sur les réseaux sociaux et se décline dans toutes les langues. Elle est attribuée à Dante Alighieri, mais le poète n’en est pas l’auteur.
Le « succès” de cette pseudo-citation tient à plusieurs facteurs, le premier d’entre eux étant un paradoxe. Dante Alighieri est un auteur connu, dont la renommée a traversé les siècles, au point que son prénom —devenu son patronyme— est entré sous forme d’adjectif dans le langage commun: le moindre événement pour peu qu’il soit terrifiant, dramatique, grandiose… se voit qualifier quasi automatiquement de « dantesque« .
Pourtant, si le nom du poète et celui de son œuvre majeure font partie du langage courant, il n’en va pas de même du contenu de La Divine Comédie, qui demeure largement méconnu. En dehors de l’Italie, où celle-ci est étudiée lors de la scolarité, qui l’a réellement lue? Des universitaires, des amoureux de poésie et de la langue italienne, mais au final bien peu de monde.
Or, un lecteur —s’il a parcouru le premier cantique de La Comédie— sait que plus Dante et Virgile s’enfoncent dans les profondeurs de l’enfer, plus celui-ci est froid et glacé. Au 9e Cercle, au fond de l’entonnoir infernal, les damnés gisent pétrifiés dans des poses grotesques pris dans les glaces du Cocyte. Mais ce n’est pas la place des “neutres”, c’est celle des « traîtres”.
Leur place est entre la porte et le gouffre de l’Enfer
Pour trouver les coupables de neutralité, il faut remonter à l’entrée de l’Enfer. Ils se trouvent dans un entre deux mal défini, situé entre la « porte » et le gouffre de l’enfer proprement dit. Un lieu « misérable » comme le dit Virgile à Dante, parce qu’ils n’ont leur place ni au Paradis ni en Enfer.
l’anime triste di coloro
che visser sanza ’nfamia e sanza lodo. (…)
Caccianli i ciel per non esser men belli,
né lo profondo inferno li riceve
(les âmes misérables de ceux / qui vécurent sans infamie et sans louange (…) / Les cieux les chassent pour ne pas s’enlaidir / et le profond enfer ne les reçoit pas — Chant III, v. 35-41)
La condamnation morale de ces « neutres », par Dante est nette: ils ne méritent que l’oubli et Dante, dit Virgile, ne doit pas leur consacrer une seule ligne. Symboliquement, alors que toute La Divine Comédie est nourrie de dialogues avec les damnés ou les esprits, aucun de ces “neutres” ne s’adresse à Dante, et lui en retour ne semble guère curieux de nous les décrire ou de s’entretenir avec l’un d’eux.
Les damnés jetés dans le feu éternel
Pour créer la citation apocryphe il fallait un autre ingrédient, que les auteurs vont puiser dans une représentation plus classique de l’enfer selon laquelle les damnés sont jetés dans le feu éternel:
Le christianisme, qu’il s’agisse du catholicisme romain, de l’orthodoxie orientale ou du protestantisme, est aussi largement structuré par des concepts de jugement et par l’idée d’un supplice éternel en enfer pour ceux qui ne satisfont pas aux critères nécessaires. Le symbole ou credo de saint Athanase (…) se termine par ces mots: «Et ceux qui auront fait le bien iront à la vie éternelle ; mais ceux qui auront fait le mal, au feu éternel.»
La combinaison est gagnante. Il suffit d’ajouter la touche finale: “la crise morale”. L’image d’un “Dante exilé” juge moral et éthique correspond parfaitement à cette proposition. N’est-ce pas lui qui fustige « sa” Florence dissolue et corrompue, condamne des papes à l’enfer, chante la noblesse qui s’acquiert par la vertu.
Cette pseudo-citation est d’autant plus pratique qu’elle est plastique: quelle société ne s’est pas trouvée un jour en « crise morale »? Il se trouvera toujours un Torquemada pour la dénoncer et vouer aux gémonies —l’enfer brûlant— ces “neutres” qui refusent de s’impliquer pour la combattre.
Un outil rhétorique stratégique
Cela seul suffirait à expliquer la persistance de cette fausse citation dans le discours public, mais le fait que des responsables politiques de poids l’aient utilisée a augmenté sa popularité.
Laura Ingallinella, une philologue italienne, travaille sur cette question. Dans un premier article, The Hottest Place in Hell: Neutrality and the Politicization of Dante in the United States, elle s’interroge: «Comment Dante, son autorité, et les implications religieuses de La Divine Comédie ont été transformées en un outil rhétorique stratégique dans les débats politiques américains au vingtième siècle»?
Elle trace l’origine de cette pseudo-citation à la Première guerre mondiale, et plus précisément entre 1915 et 1917, c’est-à-dire dans la période précédent l’entrée en guerre des Américains aux côtés des Français et des Britanniques.
En 1915, un certain Henry Dwight Sedgwick publie un essai sur l’engagement de l’Italie dans la guerre. Un parallèle tentant. Les Italiens sont restés longtemps neutres avant de se dégager de la Triple Alliance pour finalement déclarer la guerre à ses deux anciens alliés, l’Allemagne et l’Autriche Hongrie, en 1915. Dans ce texte, il écrit notamment:
(Les Italiens) ont une conception de la neutralité passablement différente de la nôtre. Pour eux la neutralité n’est pas, comme nous pensons que cela doit être, quelque chose dont nous devons être fier. (…) Cela est peut-être du à l’influence des plus grands Italiens. Peu de phrases sont gravées aussi profondément dans l’esprit italien que les célèbres vers du Chant III de l’enfer. (…) Le mépris de Dante Alighieri à l’égard de ceux qui demeurent neutres quand le bien combat le mal fait partie de l’héritage des Italiens. Pour ces raisons l’Italie est prête à se battre et se bat.
Pendant la Première guerre mondiale, la pseudo-citation devient un aphorisme
Cette conclusion, remarque L. Ingallinella, sera reprise dans de nombreux journaux aux États-Unis et «vont cimenter l’association entre Dante et la (non) neutralité», à un moment où l’entrée en guerre du pays est un sujet politique brûlant.
Deux ans plus tard, alors que les États-Unis viennent d’entrer en guerre, un pasteur baptiste de la ville de Charlotte en Caroline du Nord, commence son discours ainsi:
Dante, dans son Enfer, met ceux qui sont neutres dans l’éternel combat entre le bien et le mal à l’endroit le plus bas de l’enfer
La pseudo-citation est déjà devenue un aphorisme, même si «elle n’est pas cristallisée dans la forme que nous connaissons aujourd’hui.»
Au cours de la Seconde guerre mondiale, cette phrase qui circulait déjà beaucoup dans les milieux religieux, va devenir virale. Il s’agit encore une fois de convaincre les responsables et l’opinion de renoncer à la neutralité. C’est à cette période aussi qu’elle subir sa dernière mue et que sera adoptée la forme que nous lui connaissons aujourd’hui.
Pour Kennedy cette phrase était devenu un motto
Deux personnalités politiques, John F. Kennedy et Martin Luther King, vont faire un usage abondant de cette citation, lui donnant une résonance peu commune et l’ancrant encore un peu plus dans l’imaginaire commun.
C’est sans doute à la fin de la Seconde guerre mondiale que Kennedy découvrit la pseudo-citation. En tout cas, nous raconte Laura Ingallinella, «il la nota dans un carnet d’aphorismes daté des années 1945-46.» Mais le plus étonnant est que cette phrase deviendra pour lui un sorte de motto: «Il l’utilisera au moins vingt-six fois au cours de sa carrière politique et présidentielle.»
L’usage qu’en fera Martin Luther King sera un peu plus tardif et sans doute moins fréquent, mais lui aussi donnera à cette citation un poids particulier. C’est le cas, par exemple, lors d’une manifestation à New York, le 15 avril 1967. Il s’agissait alors de demander l’arrêt de la guerre du Vietnam. Le pasteur King va commencer son adresse aux quelques 120.000 manifestants par ces mots:
Je me joins à vous pour cette mobilisation car je ne peux pas être un spectateur silencieux pendant que le mal fait rage. Je suis ici parce que je suis d’accord avec Dante: «Les endroits les plus chauds de l’enfer sont réservés à ceux qui, en période de crise morale, maintiennent leur neutralité.»
Quand la mauvaise monnaie chasse la bonne
Depuis, la pseudo-citation poursuit son chemin, et s’impose de plus en plus, selon la bien connue Loi de Gresham chère aux économistes. Elle veut que la «mauvaise monnaie chasse la bonne». Elle a maintenant sa place dans les dictionnaires de citations que l’on trouve sur des sites « de référence » comme ceux d’Ouest France ou du Monde. Une dernière illustration spectaculaire de son emploi se trouve dans le roman Inferno où son auteur Dan Brown n’hésite pas à l’utiliser.
Est-ce si grave pourrait-on se demander? Non, répond-on sur le site de la bibliothèque et du musée de John Kennedy, où l’on célèbre le « presque vrai”: «Cette supposée citation n’est pas réellement dans l’œuvre de Dante, mais est basée sur une similaire.», est-il écrit. Une remarque partagée par Harper’s Magazine,
Bien sûr, Dante n’a jamais vraiment dit cela, mais le sens de la citation se trouve clairement dans les lignes du troisième Chant de l’Enfer. La dernière ligne de ce passage, non ragioniam di lor, ma guarda e passa (v. 51), a émergé comme une expression familière en italien moderne, utilisée pour éviter la discussion de personnes jugées indignes d’attention.
Cette histoire est aussi celle de milliers de voix fugaces
En tout cas, remarque Laura Ingallinella,
Cette citation s’est adaptée aux nombreuses voix qui l’ont employée stratégiquement dans leurs discours, sermons et tweets. Elle a également acquis une audience mondiale dans de nombreuses langues autres que l’anglais et est maintenant utilisée bien au-delà des États-Unis (…) le processus créatif qui a conduit à la création de cette citation a nécessité d’innombrables voix fugaces pendant des décennies, quelques unes d’entre elles seulement étant recueillies sur papier et nous sont maintenant disponibles. Cette histoire porte en partie seulement sur la voix de Dante, c’est aussi la leur.
C’est donc tout a fait logiquement qu’on la retrouve aujourd’hui utilisée par les militants de #BlackLives Matters, comme on peut le voir dans le tweet ci-dessous:
Mais le plus surprenant est sans doute la reprise de la pseudo-citation par des Italiens eux-mêmes. La boucle est ainsi bouclée…
https://twitter.com/Dayafter2012/status/1264826262675210241?s=20
- Illustration: La Ciudad sin Dios — Image extraite d’un manuscrit (413-426)
Cronaca
Cela fait huit ans ce mercredi 27 mai 2020 que La Divine Comédie est publiée quotidiennement sur Twitter. Écrire un peu légèrement, le dimanche 27 mai 2012, «ce projet nécessitera une dizaine d’années avant que ne soit twitté le dernier vers du dernier chant du dernier Cantique» était sans doute une forme d’inconscience. Mais sans cette naïveté, il est probable que le projet #DivCo n’aurait jamais vu le jour.
À l’origine, l’idée était simple. Elle se voulait une expérimentation sur Twitter. Il s’agissait de publier un poème pour offrir une respiration littéraire à un réseau social qui en manquait alors cruellement. Pour attirer et retenir l’attention volatile des utilisateurs, la nécessité d’utiliser une œuvre forte s’est immédiatement imposée. La Divine Comédie, cette œuvre universelle, cet hymne à l’amour, ce poème où s’invente une langue, où se brasse la bassesse et la noblesse humaine, m’est alors apparue comme une évidence.
Nous sommes alors en 2012. Les tweets étaient limités strictement —qui s’en souvient?— à 140 signes et tout comptait: les images, les comptes que l’on citait… À l’ère des threads longs comme des jours sans pain cela prête à sourire. Ce carcan devait être la seconde raison qui m’a conduit à retenir La Divine Comédie: une terzina « tenait » dans un tweet et cela que l’on soit au début ou à la fin du poème.
Restait à condenser le hashtag. Celui des premiers tweets, se révélait trop long, bien qu’il soit plus explicite. C’est pour cela que dès le 29 mai, #divinecomedie cédait la place à #DivCo, et depuis il n’a pas changé. Voici en tout cas, exhumé de ce qui paraît (à l’ère des réseaux sociaux) un lointain passé, les deux premiers tweets:
La suite de l’histoire n’est qu’aménagements de détails avec l’événement que fut la suppression de la contrainte des 140 signes. Cette libéralité permet désormais de publier, si le sens ou la construction de la phrase l’exige, de publier deux terzine et leur traduction.
La traduction, principale évolution éditoriale du projet #DivCo
L’évolution éditoriale principale tient à la traduction. Pendant une grosse année, ce sera celle de Lamennais (disponible sur Wikisource) qui sera publiée. Mais si cette traduction est de grande qualité, elle souffre d’un défaut majeur pour le projet #DivCo: la publication du texte de Dante s’effectue terzina par terzina; la traduction doit donc par cohérence en épouser le même rythme, ce que ne permet pas celle de Lamennais.
Cette contrainte a guidé les choix de la traduction qui est proposée sur #DivCo et sur ce site. La version française suit le plus étroitement possible le texte original pour que s’établisse une correspondance forte entre les deux textes. À cette contrainte lourde, j’ai refusé d’en ajouter d’autres, à savoir une traduction rimée et “enchaînée”. Ce refus s’explique pour une raison principale: le français ne « sonne » pas, ne chante pas, comme la « langue vulgaire » de Dante. Pour s’en convaincre, il suffit de lire à voix haute quelques vers du texte original et leur traduction, et ce quelque soit la traduction! On ne retrouve pas la musaïque de Dante.
La langue joue, mais aussi la poésie. Dante, derrière son extraordinaire régularité, utilise un vers —l’hendécasyllabe— en constant et savant déséquilibre. Retrouver ce glissement constant dans notre poésie où se côtoient les très réguliers alexandrins, décasyllabes et octosyllabes est mission impossible. Se retrancher sur le vers libre est bien sûr une possibilité, mais aussi une facilité: Dante n’a pas mêlé dans La Divine Comédie rimes longues et courtes. Sans nul doute, toutes ces tentatives l’amuseraient, lui qui se jouait de toutes les métriques et était capable dans une même terzina d’écrire un vers en latin, le suivant en toscan et le dernier en provençal.
Et puis à vouloir à toute force transposer une poésie dans une langue qui lui est étrangère le risque est grand de tordre le texte et d’en oublier qu’il faut aussi en rendre la force, l’ambiance, les scènes et les personnages qui y sont campés, la vivacité des dialogues, sans oublier le sens d’un texte où politique, philosophie et théologie se croisent et se mêlent. Certains passages du Purgatoire et du Paradis se révèlent à cet égard particulièrement périlleux. (Dans l’article Traduire, le choix de la poésie, cette réflexion était déjà présente).
Bref, la publication sur Twitter nécessitait une traduction sur mesure; ce sera la mienne. C’est celle que l’on retrouve sur ce site, qui est l’enfant du projet #DivCo. Elle n’est d’ailleurs pas achevée, car elle suit le rythme de la publication sur Twitter. Le dernier vers sera publié le 14 septembre 2021. Une manière —modeste— de célébrer le 700e anniversaire de la mort du Sommo poeta et de lui rendre hommage.
- Ilustration: Premier portrait connu de Dante Alighieri, fresque (détail) du Palazzo dei Giudici, Florence
- Pour aller plus loin
J’ai réintégré sur le site ladivinecomedie.com deux articles publiés initialement sur le blog [the] Media Trend, (ce blog est actuellement en sommeil) où j’expliquais la démarche ayant présidé à la naissance et à la poursuite du projet de publication sur Twitter #DivCo. Je n’ai corrigé que quelques fautes d’orthographe.
- La Divine Comédie de Dante à l’heure de Twitter (publié initialement le 27 mai 2012)
- La Divine Comédie, Twitter et le Journalisme (publié initialement le 4 janvier 2014)