“L’Accident de chasse” pour un lecteur de Dante est une incroyable et belle surprise, tant l’œuvre du poète florentin est au cœur de ce récit sombre et lumineux à la fois.
L’histoire —vraie— est construite sur plusieurs niveaux qui s’enchâssent comme les poupées des matriochkas. La réussite du livre tient autant au talent de conteur de l’auteur David L. Carlson qu’à celui du dessinateur Landis Blair dont le graphisme noir et hachuré fait vivre cette histoire tourmentée et prenante. La qualité de la traduction de Julie Sibony qui a su rendre la vivacité des échanges, le langage coloré des personnages et la qualité littéraire des textes, est aussi un des points forts de l’édition française.
Les deux héros principaux sont deux hommes jeunes. Le crime —atroce— qu’a commis le premier, Nathan Leopold, lui a valu une condamnation à perpétuité avec une peine supplémentaire de 99 ans. L’autre, Matt Rizzo, est un paumé devenu aveugle à la suite du braquage d’une épicerie qui a mal tourné. Tous deux sont enfermés dans la même cellule d’un pénitencier qui abrite des criminels endurcis.
Un espace étouffant
L’architecture intérieure de leur prison est le résultat des travaux du philosophe utilitariste anglais Jeremy Bentham (1748-1832). Le “principe de construction” qu’il a établi permet de maintenir les personnes enfermées dans les prisons, les asiles, mais aussi les usines, sous une surveillance constante. Les cellules sont donc alignées derrière une coursive, en cercles empilés autour d’une cour intérieure. Une tour centrale permet aux surveillants d’observer en permanence l’ensemble des cellules et des circulations de prisonniers sur les coursives.
La cour intérieure de la prison construite sur les principes de ”Betham”. Dessin Landis Blair.
Le rapprochement entre cet espace étouffant et l’Enfer imaginé par Dante est, pour le lecteur, immédiat. On imagine facilement comment dans cet espace immense les cris et les plaintes des détenus, les bruits doivent résonner. L’exclamation de Dante vient immédiatement à l’esprit:
Quivi sospiri, pianti e alti guai
risonavan per l’aere sanza stelle
(Là soupirs, plaintes et hurlements de douleurs / retentissaient dans l’air sans étoile” — L’Enfer, Chant III, v. 22-23)
Matt a besoin d’un Virgile pour le guider dans la prison
Lorsque Matt arrive dans la prison, il est totalement désorienté. Il ne voit rien, ne comprend pas ce qui se passe. Il lui faut un guide, un Virgile. Ce sera Nathan. Il va lui “apprendre” la prison, lui donner l’accès à la lecture en lui apprenant le braille. Il va surtout lui redonner l’appétit de vivre.
Car Matt, dans son désespoir, n’a qu’une envie: se suicider. Nathan lui met alors en main un marché: s’il lit un livre —en braille— jusqu’au bout, il l’aidera à mettre fin à ses jours. Matt accepte et Nathan choisit… La Divine Comédie que Matt ne connaît pas.
Cela donne un dialogue savoureux, si l’on se souvient que ce sont deux condamnés à perpétuité qui discutent dans une prison de haute sécurité:
Matt: Dante, La Divine Comédie, c’est comique?
Nathan: Non, pas vraiment… Enfin si… ou disons plutôt… joyeux, peut-être. Ça date du XIVe siècle et à l’époque une comédie voulait juste dire que ça finissait bien. Quand ça finissait mal, c’était une tragédie. Ça parle d’un homme qui s’est perdu.
Matt: Dante, il est perdu, et il doit trouver son chemin en enfer. Les neufs cercles de l’Enfer. Parfait (et il écrase son mégot sur la couverture du livre, ce qui produit un petit “pssh”)
«Je me trouvai perdu dans une ruelle »
Nathan va lancer un autre défi à Matt: traduire la langue de Dante pour leurs codétenus, à l’occasion d’un atelier où La Divine Comédie sera recréée en spectacle d’ombres chinoises.Tout comme le poète florentin a utilisé le toscan et non le latin, Matt «qui vient du peuple» sera le traducteur. Il ne va pas hésiter à transposer le texte dans la réalité contemporaine:
«À mi-parcours de ma vie, je me trouvai perdu dans une ruelle obscure…»
Les autres détenus se retrouvent immédiatement dans la version que leur propose Matt. Ils l’interrompent par des cris, des vociférations, voit immédiatement “dans les âmes tourmentées des antiques damnés” tel ou tel prisonnier, ou tel autre, qui a assassiné son frère qui était l’amant de sa femme (qu’il a tué aussi d’ailleurs), lorsque Matt évoque la fameuse scène de Francesca et Paolo; «Je pleurai en voyant Francesca, dont la luxure avait poussé son mari Giovanni à l’assassiner ainsi que son propre frère Paolo, après les avoir surpris au lit».
Tout le livre est ainsi construit sur les trames enchevêtrées de la fiction et du réel, du présent et du passé et des destins personnels et familiaux dans une société «âpre et dure» qui punit mais sait aussi parfois oublier. La force du récit tient en grande partie au dévoilement lent et progressif de tous les mensonges et faux-semblants qui hantent les acteurs de cette histoire hors-norme.
Note
L’Accident de chasse, par David L. Carlson, illustration de Landis Blair, traduction de Julie Sibony. Sonatine Éditions, Paris, 2020. Titre original: The Hunting Accident
L’Assemblée générale de la Société dantesque de France qui s’est tenue le samedi 27 février 2021 en téléconférence —pandémie du Covid-19 oblige— était importante. Elle marquait la fin d’une première étape dans la vie de la Société, celle de sa fondation, et l’ouverture d’une nouvelle page, pour les cinq années à venir.
Le 9 février 2016 la Société dantesque de France était fondée dans la Salle des Actes de la Sorbonne. L’idée avait germée à Florence en décembre 2015. Comme son président Bruno Pinchard l’a rappelé, il s’agissait, à la suite du drame du Bataclan, de «donner un thème à partager sur les deux rives de la Méditerranée». Il fallait aussi réparer une absence regrettable: à l’inverse de l’Italie, de l’Allemagne, de la Grande-Bretagne ou encore des États-Unis, la France ne comptait pas de société savante consacrée à la dantologie, c’est-à-dire à l’étude de Dante Alighieri et de ses œuvres.
Certes, expliquait-il dans la revue Études «le Centre universitaire Méditerranée avait hébergé à Nice, à l’initiative du père jésuite Auguste Valensin, une Société d’études dantesques. Mais l’entreprise n’avait pas survécu à la mort, en 1984, d’André Pézard, auteur de l’édition dans la collection de la Pléiade et héros de la Grande Guerre.»1
Le souci de l’excellence
Au cours des cinq années qui ont suivi sa naissance, la Société a multiplié les rencontres avec les meilleurs spécialistes, et le souci de «l’excellence» revendiquée avec force par Bruno Pinchard (par exemple, cette Rencontre sur Ulysse). Une activité qui ne se cantonne pas à Paris, mais aussi à Lyon, à Tours et même à Florence. Elle s’est s’enrichie par la reprise de la tradition des Lecturae Dantis, ces lectures commentées d’un chant de La Divine Comédie, dont Boccace fut, en son temps, le pionnier. (Voir, par exemple, celle consacrée au Chant XX de l’Enfer)
Dernière pierre ajoutée pour consolider cette fondation, la création d’une revue, —Revue des Études dantesques— dont le numéro 4 vient de paraître en ce début d’année 2021 et dont le n° 5 est en gestation. Un projet lui aussi marqué du sceau de l’exigence puisque fonctionnant selon les règles des publications scientifiques: double lecture en aveugle, comité de lecture composé de spécialistes reconnus…
Mais ce samedi 27 février, l’heure était surtout à l’avenir. Cela passait par l’élection pour cinq ans d’un Comité directeur renouvelé (cf. ci-dessous), Bruno Pinchard conservant la présidence de la Société. Une stabilité importante dans un moment marqué par la pandémie qui rend l’organisation du moindre évènement complexe.
Comment célébrer le 700e Anniversaire en période de pandémie?
Grâce a des dispositifs de téléconférence, l’activité de la Société si elle a été ralentie n’a pas été entièrement paralysée en 2020. Néanmoins l’incertitude demeure en ce qui concerne les manifestations prévues pour célébrer le 700e anniversaire de la mort du poète qui devaient avoir lieu en 2021. «Dante lui-même est frappé de plein fouet», remarque B. Pinchard.
Pour ce qui est de la France, sans doute faudra-t-il se contenter de gestes symboliques, à côté de rencontres déjà prévues à Lyon ou à Bastia (en octobre) et au Centre d’Études Supérieures de la Renaissance de Tours (en juin). Ce pourrait être par exemple le dépôt symbolique d’une gerbe devant la statue de Dante du square Michel Foucault, un jardin qui jouxte le Collège de France à Paris. Mais cela ne saurait suffire.
Il est donc très probable que les manifestations d’importance glissent sur 2022. En réflexion, l’organisation d’un colloque international sur Béatrice. «Cela ferait de la France le visage féminin de la dantologie», s’enthousiasme Bruno Pinchard. Il souhaite aussi lancer un travail sur le Convivio, c’est-à-dire sur le Dante philosophe, un trait trop méconnu du Sommo poeta. À suivre donc.
Le nouveau Comité directeur
de laSociété dantesque de France
Bruno Pinchard, Président Professeur de Philosophie, Université Jean Moulin Lyon 3 Le bûcher de Béatrice, essai sur Dante, Paris, Aubier, 1996
Manuele Gragnolati, Vice-Président Professeur de langue et littérature italiennes du Moyen Âge à Sorbonne Université Amor che move, Il Saggiatore, Milan, 2013
(Membres nommés) Didier Ottaviani, Secrétaire
Maître de conférences à l’École Normale Supérieure de Lyon. La philosophie de la lumière chez Dante. Du Convivio à la Divine comédie (Classiques Garnier —réédition—, Paris, 2016)
Vincenzo Piro, Trésorier
Université Jean Moulin Lyon 3
(Membres élus)
Isabelle Battesti, maître de conférences à l’Université de Poitiers La citation et la réécriture dans la Divine Comédie, edizioni dell’Orso, Turin, 1999
Sabrina Ferrara
Maître de Conférences à l’Université François Rabelais de Tours La parola dell’esilio. Autore e lettori nelle opere di Dante in esilio, Franco Cesati Editore, Florence, 2016
Philippe Guérin
Directeur du Département d’Etudes Italiennes et Roumaines Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, et Responsable du Centre d’Études et de Recherche sur la Littérature Italienne du Moyen Âge (CERLIM); Les deux Guidi Guinizzelli et Cavalcanti, (ouvrage collectif), Presses Sorbonne Nouvelle, Paris, 2016
Fosca Mariani-Zini Professeur d’Université (Philosophie) Université de Tours La calomnie. Un philosophème humaniste, Presses universitaires du Septentrion, coll. Opuscules, Villeneuve d’Ascq 2015;
Irène Rosier-Catach
Directrice d’étude émérite, Arts du langage et théologie au Moyen Âge, École Pratique des Hautes Études De l’éloquence en vulgaire, traduction et commentaires sous la direction d’Irène Rosier-Catach, Fayard, Paris, 2011
Nota: les ouvrages cités sont soit les dernières publications, soit celles qui ont rapport direct avec Dante et La Divine Comédie. Ils n’ont aucun caractère exhaustif.
Précision: L’auteur de cet article est membre de la SdF.
“Inferno” est l’œuvre sonore et musicale collective de 80 artistes et preneurs de sons du monde entier réunis pour créer, imaginer et composer le son de l’Enfer. Cette création a permis de donner une bande son au film muet “L’Inferno” de Francesco Bertolini et Adolfo Padovan tourné en 1911. “Inferno” s’inscrit dans la série d’articles que ce site consacre au 700e anniversaire de la mort de Dante Alighieri.
C’est une carte en noir et blanc qui accroche en premier le regard: celle de l’Enfer, telle que Dante l’a imaginée il y a sept siècles. Puis on remarque une quarantaine de repères rouges frappés d’une étoile blanche, qui se détachent sur le dessin en noir et blanc. Derrière chacun de ces signes, autant d’œuvres musicales originales créées par des artistes contemporains.
Bienvenu dans Inferno, un projet collaboratif qui ambitionne de recréer l’univers sonore de l’Enfer. Ce site a été créé pour célébrer le 700e anniversaire de la mort du Sommo poeta. Il fait partie d’un ensemble autrement plus vaste baptisé Cities and Memory créé en 2014 par Stuart Fowkes, un artiste sonore, preneur de son, installé à Oxford, en Grande-Bretagne.
Dans cet ensemble foisonnant et passionnant à explorer qu’est Cities & Memory, qui traque les sons contemporains de nos villes, Inferno tranche. Il s’agit de créer ex nihilo l’univers sonore d’un lieu imaginaire. Pour ajouter à la difficulté, l’Enfer n’est pas à proprement parler un lieu harmonieux (au plan musical s’entend). Ses caractéristiques sont particulières: l’Enfer n’est que cris, plaintes, pleurs, rochers qui s’éboulent, glace qui craque, eau qui bouillonne, cascades bruyantes… Stuart Fowkes, dans la présentation du projet, remarque:
l’une des caractéristiques les plus frappantes de l’Enfer est les fréquentes références au son et au bruit, et nous voulions vraiment donner vie à cela, en utilisant les techniques de conception sonore, d’échantillonnage et de composition de 2020
Les sons éthérés de Laura Boland ou l’inquiétant Trough the door
Alors comment « sonne » cet Inferno? Pour le savoir, il faut cliquer sur les repères de la carte interactive.
L’entrée peut se faire par les sons éthérés de Laura Boland (Elska). Avec Terra di Lumine, le morceau qu’elle a composée, nous sommes encore à la surface de la terre. Dante n’a pas atteint l’Enfer proprement dit. Il est dans la « sombre et âpre forêt”. Laura Boland l’a imaginée à partir de sons enregistrés dans une forêt proche de New York, mixés avec le gong d’un tambour2. Des notes de piano figurent les gouttelettes de lumière, sans oublier, dans cette composition complexe et sophistiquée, un zeste de sampling et quelques bruits de vagues s’écrasant sur le rivage enregistrés à Cape May, une cité balnéaire du New Jersey.
Mais, l’interactivité de la carte le permettant, on peut aussi choisir d’entrer dans le voyage par le très inquiétant Trough the door de Simon Woods. L’auditeur se sent physiquement passer la porte qui au Chant III ouvre sur le gouffre de l’Enfer. La progression du thème musical traduit le malaise croissant qui gagne le visiteur au fur et à mesure de son avancée vers la porte qui porte la terrible inscription: «Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate».
Chaque compositeur propose son propre univers sonore
Chaque compositeur ou compositrice propose son propre univers sonore et sa propre interprétation du passage de l’Enfer qu’il illustre. Cette différence peut s’apprécier par exemple dans les morceaux consacrés au « désert brûlant », là où Dante retrouve son maître Brunetto Latini sous une pluie de feu.
Peter Hodgkinson a retenu le fait qu’étaient punis dans ce « désert » les « violents » contre la nature et a souhaité rendre sa musique, The Abominable Sand, la plus immersive possible. Il décrit son morceau de musique comme une descente progressive vers le « Sable abominable”:
La piste (sonore — Ndr) a un souffle ou un cycle qui est clair au début; cela est subsumé en intensifiant les voix et les sons déformés qui décrivent la descente dans le sable abominable; le sable est le flou des aigus et de l’électricité statique qui consume les voix. Le « sable abominable » est comme une tempête de sable du désert qui dessèche et déchiquette tout ce qui est capturé sur son passage.
Le groupe The new Cow, composé de Hans Glib, Deiter Banal et Klaus Inane, a choisi pour son morceau Babel is burning une approche radicalement différente, voire opposée:
Nous avons pris le nom du cercle au pied de la lettre, et avons essayé de transmettre le son des misérables malades se tordant sous une pluie de feu. (…) Une cacophonie d’enregistrements coupés de divers fanatiques religieux et extrémistes constitue la base de la pièce, recouverte d’une respiration déformée et d’enregistrements traités de machines défectueuses (…) Les voix humaines traitées ajoutent à l’atmosphère générale de malaise et de souffrance.
Un passionnant travail d’explication
Le passionnant dans cet Inferno est que chaque créatrice et créateur explique les éléments qu’il a utilisé pour construire son morceau, la manière dont il l’a construit et la philosophie qui l’a guidé.
Odette Johnson (Museleon), pour Sowers of discord, le morceau qui illustre les semeurs de discorde du Chant XXVIII s’est inspiré de notre monde actuel. Elle a retrouvé dans les très contemporains semeurs de fake news, complotistes et autres négationnistes des traits communs avec les semeurs de discorde et de schisme dantesques. Son objectif était
de créer une cacophonie de mots qui représentent la façon dont les semeurs de discorde utilisent, entre autres, les médias sociaux, les médias, les rassemblements, etc. pour faire passer leur message dans le but de créer la division, la haine et la violence, afin d’obtenir leur chemin.
Certains morceaux sont construits comme des pièces de théâtre mises en musique. C’est le cas de Antenora Blues, conçu par Neil Verma où il « raconte” le conte Ugolino rongeant la tête de l’archevêque Ruggieri. L’auteur voulait qu’une voix dise le texte et qu’une autre le commente, afin d’utiliser
une voix pour «ronger» une autre, tout comme l’image centrale de la section dans laquelle le comte Ugolino ronge la tête de l’archevêque Ruggieri.
Le morceau est étonnant qui mêle voix anglaises et voix italiennes, craquements et rongements jusqu’à ce que le silence gagne.
La recherche de notre propre Paradis
Dans La Divine Comédie, Dante, guidé par Virgile, sort de l’Enfer, après avoir escaladé le corps de Lucifer. Il lui reste encore à gravir le mont du Purgatoire et à parcourir le Paradis. Cette dernière partie du voyage du poète a inspiré à Andrew Howden sa composition, The Love Which Moves The Sun & Other Stars. Cette interrogation fut son point de départ:
Sommes-nous tous à la recherche de notre propre idée du paradis? Comment y parvenir et de quelle manière, est-ce physique ou mental, est-ce même important? Cela fait partie d’un voyage personnel utilisant des tons pour induire un état presque transcendantal, (et) essayer d’atteindre un niveau de conscience où le calme et la sérénité s’apparentent à être au paradis à travers la musique.
La douceur du Paradis au milieu des sons rugueux et discordants de l’Enfer, c’est sur cette porte ouverte à la douceur et à la méditation que l’on peut refermer cet Inferno. Nous aurions alors nous aussi atteint notre Jérusalem.
Pour le 700e anniversaire, donner une bande son au film muet L’inferno
La réinvention de l’univers sonore de l’Enfer de Dante avait pour but de créer une piste sonore à L’Inferno, célèbre film italien muet de Francesco Bertolini et Adolfo Padovan tourné en 1911.
En novembre 2020, une musique composée à partir d’une édition des sons réalisés dans le cadre du projet a donc été créée. Le film avec l’ajout de cette composition y trouve une nouvelle fraîcheur. Des scènes qu’un spectateur contemporain aurait pu trouver surjouées, maladroites ou tout simplement vieillies, y retrouvent toute leur force et leur puissance expressive. Une belle manière de célébrer le 700e anniversaire de la mort du poète.
Ce film sonorisé, le voici:
Note
Inferno est un projet de Cities and Memory. Ce réseau collaboratif mondial auquel ont collaboré plus de 750 preneurs de son et artistes depuis sa naissance en 2015 est basé à Oxford, au Royaume-Uni. Plus de 4000 sons sont conservés et forment une carte sonore mondiale qui couvre plus de 100 pays et territoires. Outre Inferno, trois projets marquants sont à signaler:
#StayHomeSounds, une cartographie globale des sons du confinement provoqué par le Covid-19;
Protest and Politics, une collection de sons de protestation;
Sacred Spaces, la première enquête mondiale sur les sons des églises et des temples, sur la prière et le culte.
En février 2021 devrait paraître l’édition française du “Dante” d’Alessandro Barbero, mais sans attendre nous avons lu l’édition italienne originale. Au terme d’une enquête minutieuse, l’auteur nous brosse le portrait d’un Dante intime et fragile, brisé en pleine ascension sociale et que l’épreuve de l’exil va transformer de manière irréversible.
Le 11 juin 1289, jour de la Saint Barnabé, l’armée florentine arrive devant le château de Poppi. Devant elle, s’étend une vaste plaine, Campaldino. En face, les troupes d’Arezzo barrent la vallée. Un jeune Florentin de 24 ans, Dante Alighieri, se trouve en première ligne, parmi les 150 feditori de Florence qui vont recevoir la charge de la cavalerie adverse…
Le livre d’Alessandro Barbero s’ouvre par cette scène de guerre, et le Dante qu’il nous raconte est loin des canons traditionnels: oubliés ou quasi la poésie, le dolce Stil novo, La Divine Comédie… Place au soldat, à l’homme d’action, au responsable politique ambitieux, à l’exilé errant de cour en cour.
C’est un Dante intime qui s’esquisse. Un enfant né dans une famille relativement aisée. Un homme fier, hautain, peut-être méprisant et dédaigneux, mais confiant en ses capacités intellectuelles. Un homme ancré dans la société du Moyen Âge et lié par un complexe réseau familial et d’amitiés.
«Son écriture était maigre et longue et très convenable»
Le pari d’Alessandro Barbero est audacieux tant les traces de la vie du Sommo poeta sont fragiles, dispersées et incomplètes. Par exemple, aujourd’hui encore aucune source directe ne permet d’affirmer que Dante se trouvait à la bataille de Campaldino.
Seul nous le dit un commentaire de Leonardo Bruni dans la Vita di Dante, qu’il consacra au poète. Dans ce témoignage qui remonte à 1436, il écrit:
Il (Dante – Ndr) participait à tous les exercices; de fait, dans cette bataille mémorable et immense, il fut à Campaldino, jeune et en bon estime, il se trouva dans l’armée combattant vigoureusement à cheval et au premier rang.
Pour appuyer ses dires, Bruni cite une lettre autographe de Dante, dont il décrit la calligraphie: «son écriture était maigre et longue et très convenable, selon les quelques lettres que j’ai vu que j’ai vu écrite de sa propre main». Malheureusement, tout cela est perdu.
Au final, la présence de Dante semble peu contestable, mais c’est sur ce fil ténu qu’est construit le livre d’Alessandro Barbero. Il avance méthodiquement, recoupant tant faire se peut les dates, les témoignages, évitant dans la mesure du possible cette source d’auto-authentification qu’est La Divine Comédie.
Le Dante d’Alessandre Barbero est donc né dans une famille relativement aisée. Il en possède en tout cas tous les marqueurs, l’un des principaux étant sa participation comme cavalier à la bataille de Campaldino. La possession d’un cheval, d’une armure, son alignement en première ligne autant de signes qui trahissent sa position sociale. Mais pour autant, était-il noble?
Un portrait du Clan Alighieri
On sait qu’il le revendique dans La Divine Comédie, faisant remonter ses quartiers de noblesse à son aïeul Cacciaguida. Et le fait que Farinata degli Uberti, incarnation de la vieille noblesse florentine, lui adresse la parole et dialogue avec lui au Chant X de l’Enfer est souvent interprété comme un indice des origines nobles de la famille de Dante.
Dans une société organisée et hiérarchisée comme l’était la Florence féodale de la fin du XIIIe siècle, la question était loin d’être anecdotique. Elle l’était encore moins pour Dante, car en dépendait «sa collocation dans la société florentine et ses rapports avec ses meilleurs amis.»
Tout le travail d’Alessandro Barbero est donc de démêler les fils complexes des origines familiales de Dante, de reconstituer sa famille, d’en dresser un arbre généalogique, et de replacer ce portrait du “clan Alighieri” dans une Florence à la féodalité bien réelle mais à la définition beaucoup plus floue, qu’elle ne l’était alors, par exemple, dans la France voisine.
L’importance du patronyme
Dans ce contexte, deux marqueurs sont importants, le patronyme étant le premier d’entre eux. Dante nous dit A. Barbero «était fier de posséder un nom depuis quatre générations.» et cela est corroboré par le fait qu’à Florence on disait «gli Alighieri (ou, pour être précis, “gli Alaghieri”)».
Mais un nom sans richesse n’était rien dans une ville en pleine expansion où s’opposaient vieilles familles (nobles) au patrimoine constitué et nouveaux riches industriels, commerçants et banquiers.
Ici, très clairement Dante n’est ni l’un l’autre. Certes «il possédait un patrimoine» et était donc relativement aisé puisqu’il semble être le premier membre de sa famille «qui pouvait se permettre de vivre de ses rentes». Cette richesse réelle —mais relative— n’est pas un fait communément accepté par les commentateurs remarque Alessandro Barbero.
Toutefois, l’origine de ce patrimoine n’était guère glorieuse:
Son père, son grand-père, ses oncles étaient des usuriers, au moins dans le sens technique du terme.
Ce “petit bourgeois” presque “balzacien” peut être considéré comme un modéré lorsqu’il se lance en politique. En tout cas, il s’est coulé dans la mouvance idéologique majoritaire de l’époque:
C’est un popolano3 quoique d’orientation modérée, enclin au compromis avec les “Grands” et horrifié par la dictature des petites gens.
De facto, il va tourner le dos à ses amis nobles
Mais pour modéré qu’il soit, dans cette Florence fracturée, emplie de haine, nourrie de vendetta, difficile d’être neutre, surtout qu’il participe à l’exercice du pouvoir du “popolo”. De ce fait, il tourne le dos à ses amis nobles, dont le premier d’entre eux est Guido Cavalcanti. Souvent on ne retient que la rupture poétique; en fait, il en une autre qui est politique:
Guido avait connu un autre Dante, désireux de fréquenter les bandes de jeunes nobles, auteur de vers qui célébraient une culture et un style de vie aristocratique; désormais, il ne le reconnaît plus.
La suite de l’histoire est connue: l’exil et la mort de Guido, l’hostilité du pape Boniface VIII, l’engagement sans cesse croissant de Dante dans la définition de la politique de Florence, le retour des guelfes noirs dans les malles de Charles de Valois en novembre 1301, la —plutôt les— condamnation à l’exil… mais ici je laisse les lecteurs découvrir le minutieux et passionnant travail de reconstitution du parcours de Dante auquel s’est livré Alessandro Barbero.
Pour Dante, en tout cas, à partir de 1302 tout devient compliqué, et pour l’auteur de sa biographie également. Les sources manquent pour raconter son parcours:
Dante vécut en exil les vingt dernières années de sa vie. Ce sont des années sur lesquelles nous savons peu, bien moins que ce que nous avons pu reconstituer jusqu’à présent. Il n’existe pratiquement pas de document d’archives qui nous parle de lui; les allusions autobiographiques contenues dans ses œuvres deviennent toujours plus cryptiques, et peuvent être interprétées selon les modes les plus divers.
Les mystères de Vérone et de Bologne
Par exemple, difficile de percer, ce qu’A. Barbero appelle les “mystères de Vérone”: par quel membre des Scaglieri, Dante est-il accueilli (recueilli?) au début de son exil? Il y a ensuite les « mystères de Bologne”: combien de temps (s’il y est allé) le poète est-il resté dans cette, ville dirigée par des Guelfes blancs alors que “depuis la rupture, les Blancs voulaient sa peau»? Etc.
Pourtant, cet exil va transformer Dante. Ce responsable politique d’une commune, représentant du “popolo” va devenir un adepte de la culture de cour. vue comme une forme suprême de raffinement également intellectuel:
il n’est pas douteux que durant ces années Dante fréquenta les grandes familles nobles qui dominaient les régions montagneuses de l’Italie centrale.
L’histoire d’une rupture entre deux Dante
Ce sera pour lui un changement profond. Politiquement ces familles appartiennent et dirigent le parti gibelin et sont des soutiens de l’Empire. Mais il est une autre évolution plus subtile que souligne Alessandro Barbero:
même s’il restait fidèle à l’affirmation des Dolci rime selon laquelle la véritable noblesse est celle de l’âme, Dante élaborait cependant une vision du monde dans laquelle il restait peu d’espace pour la foule des trafiquants, changeurs, usuriers et entrepreneurs, en grande partie paysans justes urbanisés et enrichis de peu, qui formaient le peuple des communes.
Bref, ce que raconte Alessandro Barbero est l’histoire d’une rupture entre deux Dante, celui de Florence et celui de l’exil. Une rupture poignante mais irréversible. Dante va même devenir étranger à la langue de sa ville. Dans la canzone Amor, da che convien pur ch’io mi doglia, il écrit qu’il espère que cette canzone parvienne à
Fiorenza, la mia terra
Il appelle ainsi Florence, car il l’a toujours nommée ainsi et toute l’Italie fait de même. Mais à Florence on ne dit plus Fiorenza remarque Alessandro Barbero qui s’appuie sur Remigio del Chiaro Girolami, le prédicateur dominicain de Santa Maria Novello. Celui-ci disait,
que désormais seuls les étrangers utilisaient ce nom: les citoyens ne l’appelaient plus ainsi, mais dans leur langue corrompue l’appelaient Firençe. Sans le savoir, Dante s’était transformé en un étranger.
Notes
DANTE, par Alessandro Barbero, Laterza, Rome – Bari, 2020 (Édition en langue italienne. Toutes les citations sont extraites de DANTE et traduites par moi. Une édition en français de cet ouvrage devrait paraître le 17 février 2021 chez Flammarion.)
Alessandro Barbero enseigne l’Histoire médiévale à l’Université du Piémont Oriental, à Vercelli. Essayiste et romancier il est l’auteur de nombreux ouvrages dont Bella vita e guerre altrui di Mr Pyle, gentiluomo. pour lequel il a obtenu le prestigieux prix Strega en 1996. Il a aussi publié entre autres Carlo Magno, un Padre dell’Europa, Donne madonne, mercanti e cavalieri, Sei storie medievali, un Dizionario del Medioevo (avec Chiara Frugoni).
Il est une formule que l’on ne peut pas appliquer à Dante et à sa dépouille: celle du « repos éternel”. Guy Raffa montre dans “Dante’s Bones” comment la figure du poète a été utilisée —et souvent manipulée— dans la construction de l’État italien. Cette histoire en cache une autre, tout aussi importante: la saga des ossements du Sommo poeta.
Le 14 mai 1865, sur la Piazza Santa Croce de Florence, transformée en amphithéâtre, c’est la foule. Le roi Victor Emmanuel II est présent, les principales autorités politiques et militaires du pays, des représentants de toutes les provinces de l’Italie.
Au centre de la place, encore masquée par des draps, se dresse une gigantesque statue de Dante. L’Italie s’est réunie autour de celui que beaucoup considèrent comme son “père” pour célébrer le 600e anniversaire de sa naissance.
Moins de quinze jours plus tard, le samedi 27 mai, des maçons découvrent, caché dans un mur proche du tombeau de Dante, un coffre de bois contenant des ossements. Sur ce qui sert de couvercle, on peut lire l’inscription suivante à l’encre noire:
DANTIS OSSA
Denuper revista die 3 Junij
1677
(Ossements de Dante, vu une nouvelle fois le 3 juin 1677)
sur un flanc, de la même encre noire, une inscription plus large, donne cette fois le nom de son auteur:
DANTIS OSSA
a me Fr(at)e Antonio Santi hic posita
Ano 1677. Die 18 Octobris.
Dante célébré à Florence comme le “père” d’une Italie qui vient d’être (ré)unifiée renaît ainsi, quasiment au sens littéral du terme, à Ravenne où ses restes viennent d’être découverts.
Deux histoires qui se croisent et se mêlent
Dante’s Bones, de Guy Raffa professeur d’Italian Studies à l’Université du Texas à Austin, est le récit de ces deux histoires: celle de l’Italie qui se construit et se cherche une identité commune et l’incroyable saga des ossements de Dante. Les deux se chevauchent, se mêlent, parfois s’écartent mais rarement s’ignorent.
Alors que se préparent le 700e anniversaire de la mort du poète, la lecture de cet épais volume, fruit d’une longue enquête, est indispensable pour comprendre l’importance du poète dans la vie littéraire et culturelle mais aussi politique de l’Italie.
Dante’s Bones est également l’histoire de l’antagonisme de deux villes, Florence et Ravenne, qui chacune revendique être la patrie de Dante. La première parce que le Sommo poeta y est né et qu’il se revendiqua tout au long de sa vie Florentin, même s’il l’était «de naissance et non de mœurs» 4 et la seconde parce qu’elle fut son dernier refuge et le lieu de sa mort.
L’intervention avortée des Médicis
Assez rapidement, explique Guy Raffa, Florence, cette «mère peu aimante», comme le dit l’épitaphe gravée encore aujourd’hui sur le sarcophage qui abrite le corps, demandera le retour des restes du poète.
Avec l’intervention de Laurent le Magnifique les demandes se font plus pressantes, mais c’est en 1513, que commence la “saga des ossements”. Jean de Médicis (deuxième fils de Laurent le Magnifique), est élu pape sous le nom de Léon X. Immédiatement les Florentins agissent. La sœur aînée de Léon X, dans ce que Guy Raffa décrit comme «une lettre extraordinaire» lui écrit que
le temps est venu est venu que ces ossements (de Dante), après leur long et défavorisé exil, peuvent et doivent, sans délai, revenir dans leur patrie.
Elle ajoute que telle était la volonté de leur père (Laurent), mais que c’est aussi celle de l’ensemble de la cité. Le pape cède à cette très familiale pression et demande donc la fin de « l’exil de Dante”. Il espère certainement de la sorte gagner les louanges des Florentins, mais aussi «de nombreuses personnes de toutes les parties de l’Italie».
Et les reliques de Dante devinrent celles d’un saint…
Avec l’intervention du pape, les ossements de Dante changent de statut. La question ne se réduit plus à être l’affaire de deux villes —Ravenne et Florence— elle commence à intéresser aussi de facto l’ensemble de la population italienne, même si l’Italie en tant que nation n’existe alors pas.
Mais il est un autre changement. Il ne s’agit plus seulement pour les Florentins, écrit Guy Raffa, de faire revenir
les restes de leur «poète sacré» de Ravenne à Florence mais de faire leur translation (translatare), le terme technique employé lors du déplacement du corps d’un saint vers l’emplacement le plus approprié.
Un changement de vocabulaire qui ne manque pas d’ironie à propos des restes d’un poète qui à sa mort était accusé d’hérésie, par le représentant du pape Clément V en Italie , le cardinal Bertrando del Poggetto5 et par le prêcheur dominicain Guido Vernani.6
Passons quelques péripéties, mais lorsqu’une délégation florentine, forte de la décision du pape, aidée de solides maçons, descellent de nuit (!) «pratiquement comme des voleurs» la tombe du poète, ils ne trouvent… rien. Le tombeau est vide.
On le saura plus tard, les ossements ont été volés et dissimulés par les frères franciscains dont frère Santi auteur des inscriptions sur le coffre de bois. Leur couvent jouxte la tombe. Il s’agissait pour eux de protéger le corps de Dante, écrit Guy Raffa,
d’une « translation » illégitime de son dernier refuge dans la vie vers la cité qui avait puni de son vivant Dante par un injuste exil.
Cet acte se justifierait aussi, par la proximité de Dante avec les Franciscains et la méfiance vis-à-vis d’une Église corrompue. Le poète n’a en effet jamais caché son admiration et son affection pour saint François d’Assise dont il partageait les idées sur la pauvreté évangélique. Il aurait même fait partie, sur la fin de sa vie, du Tiers-ordre franciscain.
Mais cette histoire ouvre une des grandes questions de l’histoire de la tombe de Dante, et l’énigme est sans réponse, dit Guy Raffa. En effet, les envoyés florentins se taisent. La tombe est refermée comme si de rien n’était et aucune recherche n’est lancée pour retrouver les os et pour connaître l’identité des voleurs.
La redécouverte des os du poète
Si nombre d’initiés n’ignoraient rien de cette disparition, il faudra attendre la découverte fortuite de 1865 —trois siècles et demi plus tard— pour que le grand public en prenne connaissance.
L’émotion est alors immense. L’examen des ossements est réalisé par les meilleurs spécialistes de Ravenne. On fait le décompte macabre des os pour savoir s’il est possible de reconstituer le squelette. La réponse est positive. Il ne manque que de petits os et la mâchoire inférieure. Rien qui empêche l’exposition du corps, dans une incroyable mise en scène.
Le catafalque de cristal qui servit à exposer le corps de Dante à Ravenne en juin 1865
Le 24 juin 1865, dans la chapelle de Braccioforte, à Ravenne, les restes de Dante Alighieri soigneusement reconstitués sont exposés dans un cercueil transparent, «ses côtés et son couvercle étant formés de feuilles de cristal bordées d’or.» La foule se presse, venue de toute l’Italie, durant les deux jours de cette “exposition”.
Dante se trouve donc dans une position étrange: il est devenu une figure nationale, fondatrice, célébrée comme telle, et fêtée comme un saint… mais la hiérarchie catholique ne veut pas de lui. Elle s’oppose naturellement, dit Guy Baffa
aux célébrations de Florence (de 1865 – Ndr) qui glorifient le poète médiéval comme le prophète et le partisan de l’État-nation moderne.
Très rapidement, les craintes de l’Église sont avérées. En 1870, les États pontificaux sont annexés, sans que Dante, qui n’a jamais rien imaginé de tel, ait à y voir.
La naissance du mouvement irrédentiste
Dans le même mouvement, Venise est reconquise sur l’Empire austro-hongrois, mais non la côte qui longe l’Adriatique. C’est la naissance du mouvement irrédentiste, qui va faire de Dante une figure emblématique, non plus nationale, mais nationaliste.
Guy Baffa n’hésite pas à écrire qu’en 1908, pour l’anniversaire de sa mort:
Dante était un dieu dans l’imaginaire italien à ce moment de l’histoire de la nation, un dieu qui inspirait et sanctifiait les efforts pour libérer les populations italiennes toujours exilées de la patria;
La guerre de 1914-1918 accentue encore cette tendance. Le nationalisme et l’irrédentisme se combinent lorsque l’Italie se voit refuser à l’armistice l’annexion des territoires promise par les Alliés lors du Traité de Londres du 26 avril 1915:
C’est un bien étrange anniversaire qui sera célébré en 1921 à l’occasion du 600e anniversaire de la mort de Dante. Trois ans se sont écoulés seulement depuis la fin de la Grande guerre au cours de laquelle 650.000 soldats italiens sont morts et un million blessés:
Il était inévitable que les événements commémoratifs sur la tombe du père déifié de l’Italie, lui-même un soldat, serait le double de la célébration de la victoire de la nation mais aussi un tribu aux vies perdues et aux corps mutilés pour y parvenir. (…) Le 11 septembre 1921, Ravenne devient le cœur et l’âme de l’Italie.
Une campana particulièrement symbolique
Cette acmé nationaliste va se traduire par des embellissements de la tombe de Dante. Le maire de Rome, Giannetto Valli, offre des portes réalisées à partir du bronze fondu d’un canon autrichien et une couronne de laurier, également en bronze. Il offre aussi une campana (cloche) d’argent dont le son appellera les Italiens à se rassembler, dit le maire de la ville éternelle, «autour de l’autel le plus sacré de notre peuple.»
Une campana extrêmement symbolique pour Guy Raffa, car elle rappelle l’un des passages parmi les plus émouvants de La Divine Comédie. Au Chant VIII du Purgatoire, alors que la nuit va tomber Dante étreint de nostalgie pleure son exil qu’il voit comme l’éloignement du marin:
Era già l’ora che volge il disio
ai navicanti e ’ntenerisce il core
lo dì c’han detto ai dolci amici addio;
e che lo novo peregrin d’amore
punge, se ode squilla di lontano
che paia il giorno pianger che si more;
(“C’était l’heure déjà qui change le désir / des navigateurs et le jour où ils ont dit adieu / à leurs doux amis attendrit leur cœur; / et le son lointain d’une cloche, / qui paraît pleurer le jour qui se meurt, / s’il l’entend, blesse d’amour le nouveau pèlerin;” — v. 1 à 6)
Ce 11 septembre 1921, le premier à faire sonner cette cloche si chargée de de symboles sera un héros de la guerre, Antonio Fusconi. Il servit dans les Bersaglieri, le corps d’élite de l’armée italienne et perdit une jambe lors des combats contre les troupes autrichiennes.
C’est Gabriel d’Annunzio qui devait porter la question irrédentiste lors de ces cérémonies. Il n’est pas présent physiquement, bien qu’il ait été invité par le maire de Ravenne. C’est par un télégramme qu’il s’adresse à la foule présente. Son absence explique Guy Raffa
est un signe d’humble respect vis-à-vis de l’incomparable Dante, mais, surtout, est un signe de protestation à l’encontre de l’Italie officielle (ses chefs politiques et militaires) qui ont trahi leur promesse de libérer tous les Italiens en refusant de combattre pour Fiume et pour les autres jusqu’à présent “territoires non retournés” (à l’Italie)
Le fascisme s’approprie l’image du poète
L’importance de l’événement fait qu’il ne peut être ignoré des fascistes. À la veille de la prise de pouvoir par Mussolini, la tentation d’utiliser l’aura du Sommo poeta est trop forte.
Ceux-ci organisent ce que l’on a appelé la “Marche sur Ravenne”, le 12 septembre. Elle rassemble 3.000 hommes venus de toute l’Émilie. Leur seul fait d’armes est de dévaster les sites associés aux socialistes et aux communistes, comme la Camera del Lavoro (Bourse du Travail).
Guy Raffa note tous les petits détails qui font que Dante sera présenté comme une sorte de héros pré-fasciste. Par exemple, des scientifiques examinent-ils une nouvelle fois les restes du poète en 1921? C’est l’occasion d’apporter une pierre à cet édifice. Tandis que l’un, Fabio Fossetto accentue le côté «viril de Dante», l’autre, Giuseppe Sergi voit dans les os du poète «un modèle de supériorité raciale». Rien d’anodin dans ces remarques. Le racisme est un élément fondateur du fascisme et Mussolini va s’emparer du poète pour en faire le héros de sa cause:
La virilité et les capacités intellectuelles de Dante, telles qu’elles sont déduites de sa dépouille physique, font de lui l’apothéose de cette grande, même si elle est déclinante, race méditerranéenne.
Dans ces conditions, il était inévitable qu’après la prise de pouvoir de Mussolini, le Duce soit identifié comme étant le «veltro» qui, prophétisait Dante dans le Chant I de l’Enfer, «fera mourir dans la douleur la louve» et en débarrassera «l’humble Italie».
Une influence persistante et omniprésente
Cette exaltation de la figure d’un poète pliée aux nécessités de la propagande provoque ce que Guy Raffa nomme de «graves distorsions» entre les idées et les valeurs de Dante et la réalité du fascisme. Quel rapport entre l’Empire, facteur de paix, rêvé par Dante dans sa Monarchie et celui que s’efforce de construire Mussolini en Afrique, par la force des armes, par exemple?
De cet épisode, il ne reste que poussières. Du Danteum, immense monument qui devait être construit à Rome en l’honneur du poète, ne subsiste que des plans et quelques photos. Pour ce qui est des os de Dante, après avoir été mis à l’abri des bombardements pendant la guerre, ils sont retournés dans leur catafalque de marbre à Ravenne et ne l’ont plus quitté depuis.
L’histoire s’achève-t-elle là? Guy Raffa se refuse à lire dans une quelconque boule de cristal, mais il se plaît à remarquer l’influence du Sommo poeta sur nombre d’auteurs et d’artistes italiens mais aussi d’autres pays au fil des siècles. il remarque son «influence omniprésente» et persistante, et souligne que,
même si le corps de Dante vit en exil, quoiqu’il en soit, son personnage et son imaginaire trouvent toujours plus de maisons hospitalières dans le monde.
Quand est-il de l’Italie? Quand est-il de la querelle entre Florence et Ravenne? À la fin de Dante’s Bones Guy Raffa ne répond pas directement à ces questions. Il ouvre un nouveau chapitre qu’il ne fait qu’esquisser. Il semble nous dire que Dante certes appartient au bel paese qui l’a vu naître, mais surtout il appartient à nous tous. Il a cette belle formule «les os du poète et sa Divine Comédie —ses vies après la mort, physique et spirituelle, ses deux corps continueront à étinceler de feux créatifs qui conserveront l’homme et son œuvre vivants à travers le temps et l’espace.» Un souhait que l’on ne peut que partager.
Notes
Dante’s Bones, How a Poet invented Italy, par Guy P. Raffa, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, Londres, Grande-Bretagne, 2020. (Édition en langue anglaise, l’ouvrage n’a pas été traduit en français. Toutes les citations sont extraites de Dante’s Bones et traduites par moi)
Guy P. Raffa, Professeur associé en Italian Studies à l’université du Texas, à Austin. Les livres précédents de l’auteur sont The Complete Danteworlds: A Reader’s Guide to the Divine Comedy et Divine Dialectic: Dante’s Incarnational Poetry. On peut aussi se référer à son site:www.guyraffa.com
“A riveder le stelle”, le dernier livre du journaliste et écrivain italien Aldo Cazzullo est consacré au seul Enfer de La Divine Comédie. Il y dessine un autoportrait en creux de l’Italie et des Italiens d’aujourd’hui.
La Scala de Milan ouvre sa saison le 7 décembre. Pas d’opéra cette année comme le veut la tradition mais un gala.7 En regardant la magnifique salle aux loges nimbées d’une lumière orangée pour faire oublier l’absence de spectateur, en écoutant le somptueux chœur des chanteurs rassemblés pour cet événement exceptionnel entonner «Tutto cangia, il ciel s’abbella», le final du Guillaume Tell de Rossini, il était difficile de ne pas penser au livre d’Aldo Cazzullo, A riveder le stelle.
Le rapprochement s’imposait car —coïncidence— le spectacle de la Scala s’appelait aussi …A riveder le stelle. Mais il y avait autre chose. Ce soir-là à la Scala, nous étions à Milan au cœur de la Lombardie, au cœur de l’Italie, avec ce qu’elle a en meilleure part, la musique, l’opéra, le chant…
Les mots d’Aldo Cazzullo qui voit dans l’Italie d’aujourd’hui celle de Dante revenaient alors en mémoire:
Tout de suite, il cite la Lombardie et Mantoue.
«Il» est Virgile que vient de rencontrer Dante au Chant I, et auquel il se présente. La logique voudrait qu’il parle de son chef d’œuvre, l’Énéide, des personnages qui le peuplent, Jules César, Octave Auguste, Énée, Anchise… mais non. Virgile dit d’abord à quel peuple il appartient et où il est né. Dans cette Lombardie où se trouve la Scala.
L’Italie de Dante, un pays divisé et éparpillé
La remarque d’Aldo Cazzullo peut sembler anecdotique. Pourtant, elle fonde la trame de son livre qui est une réflexion sur la manière dont «ses paroles (celles de Dante) ont contribué à créer l’identité italienne.» Et si l’auteur nous remémore les histoires fameuses qui font la trame de La Comédie et nous en rappelle les personnages les plus célèbres, Francesca da Rimini, Ulysse, Ugolino… il ne s’y arrête que parce que l’Italie d’aujourd’hui y plonge ses racines.
Ce parti-pris est en apparence illogique: «Dante a vécu trop tôt pour pouvoir concevoir l’unité politique de notre pays; son horizon était l’Empire.» L’Italie du poète était un pays éparpillé façon puzzle, un pays de la guerre de «tous contre tous». Comment dans ces conditions, Dante peut-il être le «père» de l’Italie réunifiée et indépendante d’aujourd’hui, alors même qu’il ne l’imaginait même pas?
Premier facteur identifié par Aldo Cazzullo, la langue. Au Chant X, Farinata, le grand chef gibelin, s’adresse à Dante parce qu’il a reconnu un compatriote:
La tua loquela ti fa manifesto /
di quella nobil patrïa natio
(“Ton langage montre / que tu es né de cette noble patrie”).
Il a suffi qu’il l’entende parler pour comprendre qu’il est Florentin. Aldo Cazzullo remarque:
Ceci est très italien. S’il est vrai que dans chaque pays il y a des accents du Nord et du Sud, il n’existe pas de territoire comme le nôtre où à chaque crête des collines changent les inflexions, le vocabulaire, les chants, les parfums, les saveurs et les habitudes. Nous sommes un pays de petites patries, et le lien avec le territoire est une richesse, parce que le charme d’être italien tient aussi au fait d’être différent les uns des autres.
Florence, la patrie morale de tous les Italiens
Son point de départ est contre intuitif: c’est la diversité qui ferait l’unité. Mais la langue ne saurait suffire. Farinata est patriote. Alors qu’après la bataille de Montaperti, les vainqueurs du camp gibelin voulaient raser la ville de Florence, lui seul se leva «à visage ouvert» pour s’opposer à cette décision.
Dante n’avait a priori aucune raison d’épargner ce personnage, pourtant,
(il) transforme un ennemi en un héros de la dignité humaine; (…) La politique les divise; leur origine florentine n’est pas seule à les réunir, mais aussi l’amour de la patrie. Et si l’Italie est née des vers de Dante, alors Florence est la patrie morale de nous tous Italiens.
Pour appuyer son assertion, Aldo Cazzullo trace une continuité entre cette époque lointaine et la nôtre par le fait que —par exemple— Florence fut la première ville italienne libérée par la Résistance. Ce fil continu d’insoumission et d’émancipation, il le voit aussi à travers le travail des artistes florentins. Quelles que soient les circonstances, leurs œuvres furent des manifestes politiques au message implicite: «nous continuerons à combattre pour notre liberté et notre indépendance.»
«Le génie et de l’humanité de notre peuple»
Mais Florence, même si elle fut au XIXe siècle l’éphémère capitale d’un pays tout juste réunifié, n’est pas toute l’Italie. Là aussi, Aldo Cazzullo plaide la diversité dans l’unité. L’italie nous dit-il, était déjà à l’époque de Dante
la patrie commune des Florentins et des Siennois, des Génois et des Vénitiens, des Milanais et des Napolitains, des gens qui se ressemblent et qui se détestent.
L’intérêt du livre d’Aldo Cazzullo tient, pour une grande part, en cette remise en perspective du chef d’œuvre de Dante, au fait de montrer à quel point il a irrigué et irrigue encore la vie intellectuelle, culturelle et politique de l’Italie. Et s’il est le «fondateur» du pays c’est parce que:
l’histoire de l’Italie qui viendra après lui ne sera pas faite de grandes victoires militaires, ou de leaders politiques capables de grands desseins stratégiques (sauf rares exceptions). L’histoire de l’Italie sera faite du génie et de l’humanité de notre peuple. Un génie qui s’est exprimé dans la littérature et dans l’art, et une humanité qui s’est traduite en capacité de sacrifice et de résistance. Pour cela nous sommes toujours capables de recommencer après une guerre, après une longue période de pauvreté, après l’exil et la prison.
A riveder le stelle ne se résume bien entendu pas à ce seul aspect. L’y réduire serait l’appauvrir et ne rendrait pas grâce aux qualités de conteur d’Aldo Cazzullo qui s’est refusé à faire un Nième commentaire de La Divine Comédie. Il nous guide d’une main ferme et exigeante sur les pentes accidentées de l’Enfer dans ce récit du voyage de Dante dans l’au-delà. Mais raconter ne signifie pas simplifier; pas question pour lui d’oublier un personnage:
J’ai pensé qu’omettre un seul nom, une seule histoire, c’eût été comme trahir le poète, et le lecteur. Le texte aurait été peut-être moins dense, mais certainement plus pauvre. Au lecteur —mon semblable, mon frère— je préfère demander un effort.
Ici, Aldo Cazzullo se trompe. D’efforts il n’y a guère. En revanche, c’est un grand plaisir de lecture de l’accompagner À Revoir les étoiles.
Notes
A riveder le stelle, Mondadori coll. Strade blu, Milan, 2020. (Édition italienne, l’ouvrage n’a pas été traduit en français. Toutes les citations sont extraites de A riveder le stelle et traduites par moi)
Aldo Cazzullo est un journaliste et écrivain italien, né à Alba en 1966, Il travaille actuellement au Corriere della Sera comme envoyé spécial et éditorialiste. Il a suivi la politique française et est l’auteur notamment de Il mal francese. Rivolta sociale e istituzioni nella Francia di Chirac, Ediesse, Roma, 1996,